Le regard de l’anthropologue sur l’épidémie d’Ebola

Adapter les protocoles aux réalités locales

Publié le 20/10/2014
Article réservé aux abonnés
1413815930555504_IMG_138962_HR.jpg

1413815930555504_IMG_138962_HR.jpg
Crédit photo : AFP INFOGRAPHIE

Janvier-Avril 2003, l’épidémie d’Ebola s’abat sur la cuvette Ouest du Congo. Depuis 1976, date de sa découverte, la fièvre épidémique a provoqué moins de 1 500 morts. Pourtant, elle frappe de plein fouet les mentalités.

Aucun vaccin, taux de mortalité élevé, même les soignants, pourtant sachant, meurent... Quatre enseignants accusés d’avoir propagé l’épidémie par sorcellerie, sont lynchés dans le district de Kellé par une foule apeurée et manipulée. Les proches des victimes d’Ebola sont stigmatisés. « Notre nom, c’est devenu : Ebola », témoigne un habitant d’Mbomo, autre district touché. Il montre les restes carbonisés de sa maison brûlée par... les autorités sanitaires. Les humanitaires sont vus d’un mauvais œil. À tel point qu’un volontaire, haut parleur à la main, scande : « La Croix-Rouge aide les gens. La Croix-rouge ne s’est pas entendue avec les blancs pour nous tuer ».

Ces images ont été tournées par Alain Epelboin, médecin, anthropologue, consultant OMS-GOARN dans le cadre de réponses aux épidémies de fièvres hémorragiques virales Ebola et Marburg. Elles mettent en lumière le hiatus entre le travail des humanitaires et sa réception par les populations locales. Et permettent de comprendre l’apport de l’anthropologie dans les opérations de lutte contre l’épidémie.

Chaînes épidémiologiques

L’approche anthropologique, qui scrute les cultures locales, élucide les chaînes de transmission de la maladie. « En 1976, l’épidémie a éclaté dans des lieux enclavés. Aujourd’hui, avec le développement des transports et des communications, l’épidémie se répand très vite », analyse Alain Epelboin. Début 2014, l’épidémie d’Ebola apparaît dans une région limitrophe du Liberia, de la Sierra Leone, et de la Côte d’Ivoire, où les échanges transfrontaliers (pour le mariage, le commerce, les funérailles, etc.) sont intenses, les villages, dispersés et reliés par des routes empruntées aussi bien par des motos que des camions internationaux.

L’anthropologie aide aussi à analyser les rumeurs et terreurs. Les modèles des sciences biomédicales entrent en concurrence avec des grilles culturelles interprétant les événements comme une volonté ou épreuve divine, une faute ou la rupture d’interdits, un conflit générationnel ou interfamilial, ou selon le prisme des théories négationnistes, complotistes, et révisionnistes.

Aussi en Guinée forestière, « des tradipraticiens disent pouvoir faire cesser l’épidémie si la cause du malheur est réparée, par l’adoption de comportements conformes aux prescriptions religieuses, la neutralisation des sorciers, le respect des interdits, et par des sacrifices réparateurs auprès des instances tutélaires, les ancêtres et les génies », témoigne Alain Epelboin, de retour d’une mission qu’il a réalisée du 26 mars au 28 avril dernier, à Guéckédou et Conakry. Il y a également observé des refus de suivi et d’hospitalisation liés à un intégrisme religieux, un sous-équipement des structures de santé, une inexpérience des autorités sanitaires et politiques nationales, le manque de confiance dans les discours biomédicaux, notamment ceux des ONG, une tradition d’opposition des populations forestières aux pouvoirs nationaux, nourrie par un ressenti d’humiliation, ou encore, l’instrumentation des jeunes, l’insuffisance de la sensibilisation des femmes, des manipulations politiques...

Démarche compréhensive et participative

« Il y aura toujours des théories négationnistes. Il faut avoir en tête la coexistence de modèles explicatifs contradictoires de la diffusion de la maladie et adapter ses comportements en fonction des spécificités locales, en privilégiant les approches compréhensives et participatives », recommande Alain Epelboin.

Concrètement, l’anthropologue suggère de recueillir les doléances du « petit personnel », leur donner des indemnités et des garanties sur l’accompagnement de leur famille s’ils décèdent. L’hospitalité de l’hôpital sécurisé doit être améliorée.

Les protocoles hygiénistes des ONG doivent être aménagés lors des enterrements, qui, traditionnellement, incluent un temps d’exposition du cadavre, embrassé, touché. Il faut au moins permettre aux familles de voir le défunt avant de fermer le cercueil, les laisser prendre des photos, et présenter ses condoléances - pour endiguer toute rumeur de détournement de cadavre. Les personnels des ONG devraient aussi rouler doucement et vitres ouvertes, dans leurs voitures symboles de richesses. Ils doivent éviter de sortir des hôpitaux en tenue de « cosmonautes », tels des fantômes, alors que la rumeur veut que des blancs pillent les organes des noirs ou s’enrichissent sur le sang de l’Afrique.

Les vidéos ou photos peuvent aussi être projetées lors d’action de sensibilisation auprès de la population, des acteurs des ONG, des leaders politiques.

Sans ses précautions, l’adhésion de la population est loin d’être acquise. « Ça va être compliqué de faire diffuser les vaccins quand ils seront prêts. Il y aura compliance de la part des soignants, mais pas forcément de la population » prévoit Alain Epelboin.

Coline Garré

Source : Le Quotidien du Médecin: 9358
Sommaire du dossier