Anthropologues, philosophes, sociologues

Les diagnostics  des sciences sociales sur les évolutions de la médecine

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Publié le 09/10/2017
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En médecine aussi, la mondialisation chamboule les pratiques. Avec sa « Géopolitique du moustique », l’académicien Erik Orsenna raconte l’histoire planétaire des frontières abolies, à partir d’un couple à trois : le moustique, le parasite et sa proie humaine. Et il dit sa fascination pour ces médecins qui interviennent dans ce combat contre les maladies infectieuses qui frappent l’ère de la mondialisation.

Avec la dispersion ultrarapide des germes qui prennent l’avion, constatent les spécialistes du CERMES (Centre de recherche médecine, sciences, santé, société) les menaces touchent désormais la santé publique au Nord comme au Sud. Cette mondialisation ne concerne pas que les maladies infectieuses du Sud, s’y ajoutent les maladies chroniques des pays riches du Nord, pathologies cardio-vasculaires, diabète et cancer qui se hissent en tête des causes de mortalité dans le monde entier. Des anthropologues, telle Ilona Kickbusch, constatent que la santé globale, la santé publique à l’échelle planétaire, fait maintenant partie des négociations du G20, où les chefs d’État planchent sur des règles communes mondiales. Des Fonds mondiaux fléchés sont créés (sida, tuberculose, paludisme…) Et la médecine du monde a tendance à se désoccidentaliser, comme le note Pierre Micheletti, professeur à Sciences po, avec l’irruption des nouveaux géants, Inde, Chine, Brésil, Afrique du Sud.

Populisme et vaccins

Dans le même temps, des sociologues comme Jean Bauberot, ou Sylvie Fainzang, prennent acte du nouveau statut du malade en régime de démocratie sanitaire. Avec les activistes de la cause du sida, depuis les années 1990, ces patients prennent le pouvoir et chahutent les dirigeants de la santé. En 1993, Simone Veil s’était fait interrompre par des militants d’Act Up. L’actuelle ministre de la Santé, le Pr Agnès Buzyn, l’a encore expérimenté lors de son discours interrompu à l’ouverture du congrès international du sida à Paris, en juillet dernier. La démocratisation de l’information médicale via les réseaux sociaux et la toile, ainsi que les avancées de l’éducation pour la santé sur divers supports nourrissent la contestation du pouvoir médical, c’est une tendance de fond et elle va durer, alertent les anthropologues de la santé.

À la clé, ils repèrent les dérives populistes qui surfent sur la critique de l’establishment médical et exploitent l’engouement du public pour les médecines non conventionnelles, en s’éloignant de la rigueur scientifique pour céder à des illusions irrationnelles. Alors que la génomique, les nanotechnologies, la robotisation chirurgicale, l’imagerie médicale multiplient les bienfaits de la médecine scientifique, les sociologues pointent les mobilisations anti-scientifiques aux relents populistes. Commentaire d’ « Adrien, médecin », sur la série de l’été du « Quotidien »des régimes « sans » : « Tous ces comportements, tous plus farfelus les uns que les autres traduisent des effets anxiolytiques procurés par des barrières sécurisantes, à défaut de religions en perte de vitesse ». Et la mobilisation populiste appelle à la révolte contre la médecine officielle, comme on le voit avec le mouvement d’opposition aux vaccins qui tente de faire descendre dans la rue les patients.

Les philosophes, à l’instar de Jean-François Braunstein (Université Panthéon-Sorbonne), dans le sillage de Canguilhem, Foucault ou Dagognet, développent la critique d’une médecine jugée trop technique, fondée sur le déterminisme matérialiste de l’organisme et sur les mesures statistiques, au mépris du libre arbitre. Les philosophes reconnaissent aussi qu’avec l’émergence du débat bioéthique, la médecine constitue aujourd’hui un réservoir d’interpellations éthiques qui les intéressent directement.

Ubérisation : le chirurgien et le charcutier

Une autre problématique est soulevée par Michel Onfray, sur un mode très provocateur et néanmoins pertinent : le philosophe le plus médiatisé, dans sa brève encyclopédie du monde, se penche sur l’impact en médecine du phénomène d’ubérisation : « Aujourd’hui, le libéralisme généralisé fait primer le facteur prix sur la considération de compétence. Au train où vont les choses, comme les chirurgiens ne sont plus assez nombreux et que de toute manière ils sont trop chers et creusent le trou de la Sécurité sociale, est-ce qu’on ne pourrait pas demander à des charcutiers de pratiquer des appendicectomies ? Allons-y gaiement, ubérisons la chirurgie ! Et ubérisons la médecine en remplaçant les médecins par des aides-soignantes informaticiennes branchées sur des logiciels de diagnostic et de traitement ! »

Christian Delahaye

Source : Le Quotidien du médecin: 9608