Coups de théâtre

# 1 : Trop candide pour être vraie

Publié le 20/02/2020
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Crédit photo : Phanie

Annabelle était parvenue à atteindre la scène du petit théâtre parisien. Enfin ! Certes, elle n’avait plus de souffle, plus de voix, plus de courage et même plus de jambes, lui semblait-il, mais elle y était parvenue. Huit marches (elle avait compté, côtoyant quotidiennement des personnes confrontées à des angoisses ineffables, elle savait qu’il fallait tenter de focaliser ses pensées sur autre chose) sur lesquelles chaque pas supplémentaire lui avait donné l’impression de se rapprocher un peu plus de l’échafaud. « Allons, ce n’est pas la mort », se répéta-t-elle intérieurement, se félicitant de son sens de l’humour. À peine était-elle arrivée sur scène que la voix du professeur fit vaciller les murs, tout son être, et ses résolutions de relativiser ce supplice que personne ne l’avait forcée à vivre, sinon elle-même.

— Présentez-vous, petite demoiselle, ordonna la voix grave du professeur de théâtre, une sommité qui, par amour des mots, enseignait encore à quatre-vingt-dix ans.

Annabelle était venue de sa banlieue jusqu’à Paris, avait franchi les portes du théâtre, gravi les marches vers la scène : elle ne pouvait plus faire marche arrière. Elle savait mieux que personne qu’il y avait bien plus grave dans la vie que de se présenter devant des élèves aux regards carnassiers dont le quotidien était certes très éloigné du sien, mais qui étaient là pour la même raison officielle. L’amour du théâtre.

— A… belle, bredouilla-t-elle.

— Belle. Cela vous va bien, claironna le professeur.

Des gloussements parcoururent la salle.

— Annabelle, reprit-elle d’une voix plus assurée.

— C’est bien aussi. Votre apparence reflète la naïve beauté de votre prénom. La tête de l’emploi, comme on dit.

Parce qu’elle avait vu tant de personnes au seuil de la mort, elle savait au contraire que la vérité des êtres, surtout dans les ultimes instants, déjouait tous les clichés. Mais après tout, elle était là pour être quelqu’un d’autre. Apprendre à jouer un rôle. Trouver la distance qu’elle n’arrivait plus à avoir.

— Même question qu’à vos petits camarades. Que faites-vous dans la vie et pourquoi êtes-vous ici ? reprit le professeur d’un ton paternaliste.

Elle avait écouté les autres se présenter. Leurs rêves de gloire. De scènes prestigieuses. De grand écran.

— Je suis serveuse. Et je rêve de brûler les planches, s’entendit-elle prononcer avec aplomb.

Le mensonge était plus simple à édicter que la vérité. Dans son métier aussi, où la vérité était toujours insoutenable et indicible.

— Un grand classique ! Pour l’heure, contentez-vous de vous y tenir sans trembler avant de vouloir les brûler, ironisa le professeur en soupirant. Bien. Comme les autres, tirez un papier au sort.

Il lui tendit l’urne. Le regard d’Annabelle croisa celui d’un homme au dernier rang. L’expression « tiré à quatre épingles » semblait avoir été inventée pour lui. « Il ressemble plus à un banquier qu’à un aspirant comédien », se dit Annabelle. Mais dans son regard, elle perçut une tristesse insondable qui contredisait cette maîtrise apparente. Et tandis que, éberluée, elle découvrait le nom de la fable qu’elle devrait jouer, elle se dit pourtant qu’elle allait résister à sa tentation première de fuir à toutes enjambées. De toute façon, ses jambes ne la portaient plus depuis qu’elle était sur la scène. Et surtout, elle sentait confusément que débusquer ce que ce regard dissimulait valait la peine de rester encore un peu. Elle en était persuadée : dans le film de la vie, cela valait toujours la peine de se battre encore pour voir quel spectacle nous était réservé la seconde d’après.

Prochain épisode dans notre édition du 27 février

Sandra Mézière est l’auteure de L’amor dans l’âme, roman sur un deuil impossible au cœur du Festival de Cannes, et des Illusions parallèles, 16 nouvelles sur le cinéma (éditions du 38). En 2019, sa nouvelle lauréate d’un concours des Éditions J’ai Lu est publiée dans le recueil Sur un malentendu, tout devient possible. Elle écrit depuis 20 ans sur le cinéma, notamment sur son blog Inthemoodforcinema.com.

Sandra Mézière

Source : Le Quotidien du médecin