Dans le bus brinquebalant, Annabelle se demandait bien pourquoi Armand lui avait demandé d’apporter ce mot à un mystérieux destinataire. Mais elle n’avait pas su refuser. C’était raté encore une fois pour garder la distance. Six mois s’étaient écoulés entre son deuxième (et dernier) cours de théâtre et cela faisait désormais un mois qu’elle venait presque quotidiennement au domicile du professeur. Jamais il n’avait abordé sa piètre prestation au cours si bien qu’elle se demandait encore s’il l’associait à ce souvenir.
Cet homme que rien n’avait dû vraiment ébranler au cours de son existence devenait un enfant perdu devant son épouse qui s’accrochait à la vie. Elle savait que ces instants funestes faisaient craqueler les carapaces les plus épaisses, parfois même ressurgir la vérité de l’enfance. Mais cela ne cessait jamais de la bouleverser.
Comme avec ce Pierre qui s’était effondré lors du cours de théâtre. Elle avait souvent repensé à lui. Elle avait essayé d’aborder le sujet avec Armand, mais il ne l’écoutait pas. Elle aurait aimé savoir ce qu’il était devenu. Elle se souvenait de la détresse dans son regard. Du sentiment d’une certitude insensée aussi. Elle aurait aimé mieux le connaître. D’instinct. Celui des âmes blessées. Si bien que lorsqu’elle l’aperçut à l’autre extrémité du bus, elle se demanda si son imagination lui jouait des tours.
Il avait troqué le costume cravate contre une chemise décontractée. Son regard se perdait dans l’observation des passants. Quelques mètres les séparaient. Elle aurait aimé les franchir et lui dire : qu’elle aussi avait connu la douleur ravageuse de la maladie et la perte d’un être cher et le désespoir et la colère et le sentiment de vanité de l’existence, que c’était ce qui avait suscité sa vocation, qu’on ne se remettait pas mais qu’on vivait avec, plus fiévreusement, parce que la vie valait la peine de se battre, contre ses propres démons, contre l’indifférence des autres, contre les souvenirs harassants. Mais elle ne bougeait pas. Tétanisée.
Dès qu’Annabelle était montée dans le bus, Pierre l’avait reconnue. Il avait si souvent imaginé ce qu’il lui dirait si elle était face à lui : « Merci, merci pour les mots et le geste que vous avez eus, merci de m’avoir redonné foi en l’être humain, en moi, en la vie. Merci de m’avoir pris la main dans tous les sens du terme. Je suis devenu conteur maintenant. Pour rendre hommage au pouvoir des mots. Les mots qui sauvent. Comme les vôtres m’ont sauvé. J’aimerais mieux vous connaître et puis vous dire que vous avez fait valdinguer mes préjugés. » Et maintenant elle était là pour de bon et il restait pétrifié. Dans trente secondes, il arriverait à son arrêt. Il serait trop tard. Il hésita, se dit que cette tirade serait ridicule. Alors, il descendit.
Incrédules, ils se retrouvèrent à attendre devant le théâtre fermé.
— Je dois attendre Armand. Il m’a donné rendez-vous ici, finit par dire Pierre, s’en voulant aussitôt de briser le silence avec des propos d’une telle banalité qui dénotaient avec le trouble qui le saisissait.
— Il ne viendra pas. Je crois que vous êtes le quelqu’un à qui je devais remettre ce mot. Tenez.
Pierre prit le papier que lui tendit la main tremblante d’Annabelle et lut ceci :
Dites à notre grande demoiselle qu’elle a bien l’âme de son bel emploi. Et qu’il y a des tristesses qui ne jamais s’envolent. Mais, pour les supporter, la beauté des évidences folles.
Annabelle ramassa le papier que, d’émotion, Pierre avait laissé tomber et, malgré elle, le lut, puis s’empara de la main qu’elle n’aurait jamais dû lâcher. Que jamais plus elle ne lâcherait.
Prochaine histoire courte dans notre édition du 3 avril
Sandra Mézière est l’auteure de L’amor dans l’âme, roman sur un deuil impossible au cœur du Festival de Cannes, et des Illusions parallèles, 16 nouvelles sur le cinéma (éditions du 38). En 2019, sa nouvelle lauréate d’un concours des Éditions J’ai Lu est publiée dans le recueil Sur un malentendu, tout devient possible. Elle écrit depuis 20 ans sur le cinéma, notamment sur son blog Inthemoodforcinema.com.
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# 5 : Les méandres du matin
# 6 : La ravageuse beauté des évidences insensées
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