Pierre entendit le professeur l’appeler. Enfin, du moins imagina-t-il que le terme « croquemort du fond » le désignait. Il lui fallut dix interminables secondes pour relier cette information à l’idée qu’on lui intimait l’ordre de monter sur scène. Que risquait-il après tout ? Il avait déjà perdu l’essentiel. Même la confiance en lui et en les autres. Il n’avait plus rien à perdre. Et puis, il ne pouvait pas être plus ridicule que cette bimbo qui l’avait précédé. Comment se prénommait-elle déjà ? « Ah oui, la tête de l’emploi : Annabelle ». — Monsieur, c’est à vous, tempêta le professeur. Vous êtes dans les nuages ?
À l’énoncé de cette phrase, Pierre sentit sa gorge se nouer. C’était la phrase préférée de sa tante. En guise de réponse, depuis toujours, il levait les yeux au ciel, et ce geste emportait toujours leur sérieux à tous deux. Ne pas penser à cela. Se lever. Ce qu’il fit, péniblement, alors que des soupirs d’exaspération commençaient à gagner la salle. Il la traversa, monta laborieusement sur scène, contempla la marée de regards qui le scrutait. La plupart des élèves n’avait même pas la moitié de son âge. Il pensait trop au regard des autres. Cela aussi, sa tante le lui disait constamment.
— Pierre, dit-il dans un effort surhumain.
— Je ne vous ai rien demandé, trancha le vieux professeur.
— Mais vous alliez le faire, non ?
C’était toujours pareil. Quand il était mal à l’aise, sa timidité ressurgissait et se transformait en agressivité.
— Détendez-vous. À vous aussi, votre prénom vous sied bien.
Sans doute ce professeur voulait-il dire par là qu’il semblait indestructible. Ou lourd comme une pierre. C’était son cœur qui l’était. Comme une montagne de pavés, même.
— Et je suis…
Dépressif, endeuillé, orphelin furent les mots qui lui vinrent à l’esprit. Non, il était là pour être quelqu’un d’autre. Fuir sa réalité. Il fallait mentir. Mais là, au moins, ce serait son choix et non celui imposé par la société.
— Empoté ? Amnésique ? Muet ? enchaîna le professeur, encouragé par les rires sarcastiques de la salle.
— Conteur ?
— Électrique, cria un jeune premier dont la mèche était tout ce qu’il avait de rebelle. Le regard assassin du professeur le convainquit de la lourdeur de sa tentative d’humour.
— Non, je raconte des histoires. Enfin, je les lis, mais je fais ça depuis peu, ajouta-t-il précipitamment devant les yeux suspicieux du professeur.
— Vendeur de contes donc. C’est pour ça que vous avez l’air d’un représentant de commerce.
— Si vous voulez, répondit Pierre, satisfait d’avoir gravi une marche dans l’échelle de la gaieté en passant de croquemort à représentant.
— Même punition que vos camarades précédemment. Tirez le nom d’une fable au hasard.
Avant de piocher un papier, son regard tomba sur Annabelle. Elle ne le regardait même pas. Sans doute trop occupée à penser à sa prochaine manucure ou son prochain selfie, songea Pierre. Que faisait-il là ? Qu’avait-il de commun avec ces jeunes insouciants ?
— La Jeune veuve de La Fontaine, lut-il abasourdi.
Décidément, la mort le rattrapait toujours. Il ne savait pas s’il devait en rire ou en pleurer.
— Beau programme. Bien. Ceux qui ont un thème commun monteront sur scène ensemble la fois prochaine, ordonna le professeur.
La malchance aussi le rattrapait toujours. Voilà qu’il serait en binôme avec la bimbo qui avait tiré au sort la même fable. Il faut toujours faire confiance à la malice du hasard, lui disait sa tante. Il saurait bientôt à quel point le hasard s’était surpassé.
Prochain épisode dans notre édition du 5 mars
Sandra Mézière est l’auteure de L’amor dans l’âme, roman sur un deuil impossible au cœur du Festival de Cannes, et des Illusions parallèles, 16 nouvelles sur le cinéma (éditions du 38). En 2019, sa nouvelle lauréate d’un concours des Éditions J’ai Lu est publiée dans le recueil Sur un malentendu, tout devient possible. Elle écrit depuis 20 ans sur le cinéma, notamment sur son blog Inthemoodforcinema.com.
Article précédent
# 1 : Trop candide pour être vraie
Article suivant
# 3 : Belle et le croquemort
# 1 : Trop candide pour être vraie
# 2 : Le poids du passé et l'ironie tragique du présent
# 3 : Belle et le croquemort
# 4 : Trompeuses apparences où la vérité des mensonges
# 5 : Les méandres du matin
# 6 : La ravageuse beauté des évidences insensées
DJ et médecin, Vincent Attalin a électrisé le passage de la flamme olympique à Montpellier
Spécial Vacances d’été
À bicyclette, en avant toute
Traditions carabines et crise de l’hôpital : une jeune radiologue se raconte dans un récit illustré
Une chirurgienne aux nombreux secrets victime d’un « homejacking » dans une mini-série