Le syndrome de Botrange

Alors que je glisse la clef dans la serrure (4/6)

Publié le 18/04/2013
Article réservé aux abonnés

Par Aliénor Debrocq

Résumé de l’épisode 3. Les séances avec Anya se poursuivent. Sterm se surprend à s’intéresser de plus en plus à sa patiente. Une forme d’empathie lui revient.

Ce lundi, Anya sort une liasse de feuilles de son sac à main en cuir de vachette. J’ignorais ce genre de détail jusqu’à ce qu’Ariane entreprenne un jour de m’éclairer sur les accessoires indispensables à toute femme. Nous avions vingt-cinq, trente ans. Ariane pensait sans doute qu’il était temps que l’homme avec qui elle allait passer sa vie puisse faire la distinction entre croco et simili. Anya, donc. Le cuir de vachette. Elle se met à me lire un article tiré de je ne sais où. Je soupçonne Wikipédia. L’urticaire se caractérise par l’apparition de plaques rouges bombées sur diverses parties du corps et par des picotements ou des démangeaisons parfois très douloureuses. La crise d’urticaire est généralement liée à une allergie, une intoxication alimentaire ou médicamenteuse. Elle s’interrompt, lève les yeux sur moi, d’un air d’élève modèle en quête d’une récompense. Je ne dis rien, attends la suite. C’est n’importe quoi, affirme-t-elle dans un demi-sourire. Je n’ai pas d’allergie, pas d’intoxication. J’ai peur, ce n’est pas la même chose. Une alarme se déclenche en moi. Vous avez peur ? Elle hoche la tête. J’ai peur de tout, d’absolument tout. Peur de vieillir, peur de mourir, peur de monter dans une voiture, peur de prendre le métro, peur de m’endormir et de ne pas me réveiller, peur qu’il arrive quelque chose à Adrian. Je tressaille, me reprends – sérieux, imperturbable. Et le rapport entre cette peur et l’urticaire ? La peau est notre enveloppe protectrice, explique-t-elle avec un rien d’irritation, comme si c’était l’évidence même. Elle se remet à lire. L’urticaire a tendance à se développer sur des personnes dites hypersensibles, qui ont la sensation que leur « moi » est persécuté. Manque de confiance en soi, dévalorisation, désamour, rejet, etc. Pour se faire accepter, elles tentent de vivre par rapport aux autres en s’oubliant elles-mêmes. Elles se livrent à un véritable don de leur personne tout en rendant leur entourage coupable du malheur éprouvé. Il convient d’identifier quelles situations leur sont insupportables, les « démangent », les empêchent de vivre ce à quoi elles aspirent. Elle s’arrête et me regarde, triomphante. Ma langue part trop vite. Vous n’avez plus besoin de moi, il me semble. A-t-elle perçu l’ironie ? Elle fronce les sourcils, bredouille : J’ai peur, j’ai peur et j’ai besoin de vous. L’enfermement, la foule, l’aspiration, le grondement. Matin et soir, dans le métro, vous voyez ? J’acquiesce sans savoir pourquoi. En réalité je ne vois pas du tout. Je ne prends jamais le métro. Je vis hors de la ville. Je ne me déplace qu’en voiture, les fesses calées dans mon siège en cuir chauffé. Le métro, je ne vois pas, non, mais je crains de l’avouer. Je crains d’allumer dans son regard un soupçon de moquerie, une once d’apitoiement. La distance. Conserver la distance.

Anya a cette capacité à rire des choses les plus graves. Rire d’elle-même, de son malheur, de ses symptômes. Une chose qui me fascine tant elle est étrangère à moi. À ma pesanteur. Ma complaisance dans la douleur. Au moment où je démarre la berline, je me surprends à réfléchir à mon destin tragique et à la facilité avec laquelle je me vautre dedans depuis de longs mois. Cet auto-apitoiement sirupeux qui n’est peut-être pas complètement étranger au départ d’Ariane. Je rentre chez moi avec la ferme intention d’y remédier. Alors que je glisse la clef dans la serrure, la voix de Suzon me tire de mes pensées. Je sursaute. Salut, dit-elle d’une voix faussement désinvolte. Tu as faim ? J’ai pensé que tu voudrais peut-être dîner avec nous ? La pensée de manger face à Jérémie, de le voir envoyer valser la moitié de sa purée sur le carrelage de la cuisine, me semble insurmontable. J’ai besoin d’être seul. Merci, dis-je, j’ai grignoté un truc à l’hôpital. Suzon n’est pas idiote mais elle accuse le coup sans rien dire. Je rentre chez moi pour lire dans le regard de mon chien ce que je soupçonnais. Nous partageons la même gueule d’épagneul délaissé, la même allure de clébard pathétique. Une voix que j’avais oubliée affirme qu’il est temps que ça change.

Je ne cesse de penser à Anya. De lundi en lundi, de semaine en semaine. L’hiver se passe sans que je m’en aperçoive. Un soir de mars, elle me confie que la nature lui manque. La nature sauvage, celle de son pays. Je m’entends alors prononcer les mots interdits, venus de nulle part. Je m’entends lui proposer de m’accompagner dans les Fagnes. Elle est surprise, sans doute, mais pas autant que moi. Est-ce dans un cadre thérapeutique ? demande-t-elle avec malice. Pour faciliter ma guérison ? Je bafouille. Elle rit franchement. Pourquoi pas, dit-elle. Pourquoi pas.

Réalisé en collaboration avec logo_short_edition1.png


Source : Le Quotidien du Médecin: 9235