LE SYNDROME DE BOTRANGE

Le bruit que fait la portière en claquant (1/6)

Publié le 28/03/2013
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de Aliénor Debrocq

Je compte les dalles. Je fais ça souvent. Les dalles de la cour, en fumant une cigarette. La dernière, je me dis. La dernière. Je sais bien que c’est faux. Comme tant d’autres choses. Mais les petits mensonges qu’on se fait à soi-même ne sont pas si importants. Broutilles, vraiment. Je compte les dalles. Peut-être ceux qui regardent par les fenêtres me prendraient-ils pour un fou, si je ne portais pas ma blouse et mon badge. Fou. Le mot tabou. Compter les dalles, est-ce si grave ? Je ne suis pas le seul à le faire, c’est certain. Mais le seul à le faire consciemment, je pense bien. C’est pour que ça dure plus longtemps. La cigarette. Pour ne pas devoir y retourner, parapher les dossiers, passer par les vestiaires, rentrer chez moi. Pour ne pas rentrer chez moi.

On ne me confie pas les cas les plus graves. Que les névroses, les dépressions, les boulimies « légères ». Et pas d’enfants. Plus aucun enfant. Ça me convient. C’est ce que je dis, que ça me convient. Que je suis heureux de travailler à nouveau. De faire partie du mouvement. D’être de retour dans l’équipe. J’ai gardé le cabinet. Je veux dire je l’ai gardé en état, les meubles, la plaque sur la façade de la maison, mais je n’y reçois plus personne. Un jour peut-être. Je ne sais pas. Il y a quelque temps, après des mois de poussière accumulée, je me suis décidé à pousser la porte. L’odeur. L’odeur n’avait pas changé. La lumière oblique de la fin de journée. J’ai cru que je ne pourrais pas. Plus jamais. Cette pièce. Alors j’ai demandé à Suzon de m’aider. Elle a mis de la musique. Un truc joyeux, entraînant, pour m’éviter de penser. Éviter les images. Les saloperies de souvenirs dont on ne peut jamais se défaire, quoi qu’on pense. On a tout rangé dans des caisses. J’ai noté le nom des choses, classé les livres par auteur, recouvert les meubles, refermé à clef. J’ai demandé à Suzon de la garder, la clef. Je préfère. Je me méfie des nuits blanches à chercher, chercher sa trace, leurs traces, dans le noir de la maison.

Quand je quitte l’hôpital, le soir, j’allume la radio. C’est le moment que je préfère, et celui que j’appréhende le plus. Le silence de la berline. Le crissement des sièges en cuir sous mon poids. Le bruit que fait la portière en claquant et le moment de suspension parfaite qui s’ensuit. Je suis seul. Irrémédiablement seul. Et soulagé de l’être, je dois l’avouer. Alors j’allume la radio, sous prétexte d’écouter les infos trafic. En réalité je m’en fous, du trafic : il est toujours tard quand je pars et l’heure de pointe est passée depuis longtemps. Je me fous du trafic, j’écoute un vieux tube folk, je prends la nationale, je fonce. Souvent j’ai envie de lâcher le volant un bref instant, voir ce que ça fait, je pense à mes patients, tous ceux qui, au fil des années, m’ont parlé de cette sensation, mais je suis lâche, je suis couillon, je n’ose pas, je crains la mort comme tout le monde. Plus que tout le monde ? Alors je ne lâche pas, au contraire, je me cramponne et je chante, je chante avec Johnny Cash, je chante avec Bob Dylan, je chante faux et je m’en fous, c’est mon droit, je suis seul, je suis seul, putain !

Je ne suis pas tout à fait seul. J’ai gardé le chien. Ça peut paraître con, avec tout ça, mais j’ai tenu à le garder. Ariane, elle s’en foutait éperdument, du chien, elle n’en avait jamais vraiment voulu, c’était pour faire plaisir à Simon. Elle a même voulu s’en défaire, le donner à une association. J’ai dit non. Fermement. C’est sans doute la seule décision que j’aie prise cette année-là. Garder le chien de Simon. Je me rappelle cette discussion. Le regard froid, si froid d’Ariane, dans la cuisine. Le chien entre nous, qui gémissait, allait de l’un à l’autre, tournait autour de la table, cherchait Simon, j’en suis sûr. Ariane n’a rien répondu, elle a hoché la tête en silence, puis elle est montée s’enfermer dans l’atelier pour la nuit, comme elle avait pris l’habitude de le faire.

Ils disent : ça peut arriver à tout le monde. Ils disent ça. Avec dans le regard une expression de compassion parfaitement maîtrisée. Je ne sais pas exactement ce qu’ils entendent par là. Parlent-ils de l’accident ? Parlent-ils de la malchance qui nous guette tous, à tout moment ? Ou de l’effondrement psychologique qui s’en est suivi ? Des mois passés dans le coton ? D’Ariane qui soudain faisait ses valises et poussait la porte de notre maison ? Je ne demande pas. Je m’en fous. Je me contente de hocher la tête et de me faire un café. Leur pitié me dégouline dans le dos, j’ai besoin d’air, je sors, je tire mon briquet de ma poche, ma main tremble, j’allume une clope, je compte les dalles.

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Source : Le Quotidien du Médecin: 9230