Le syndrome de Botrange

Je compte les dalles (6/6)

Publié le 02/05/2013
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Par Aliénor Debrocq

Résumé de l’épisode 5. Anya et Sterm partent ensemble dans les Fagnes. Elle le pousse à lui confier son histoire. Il entrevoit, à ses côtés, la possibilité d’une issue, d’un nouveau départ.

Je compte les dalles. L’air est doux, l’air est tiède, c’est le printemps. Je tire mon briquet de ma poche, ma main tremble, se débat avec le paquet tout neuf. La clope tombe à mes pieds, à deux dalles et demie du bout de ma chaussure, j’hésite, une, deux, je compte les dalles, j’écrase la clope, je quitte la cour.

Je le savais. Je le savais que ça dérapait. Prendre l’air, prendre le large, rouler, rouler avec elle à mes côtés, lui montrer les Fagnes. Je le savais. Au retour, il était évident que rien ne serait plus comme avant. Anya a claqué la portière, m’a fait un petit signe de la main, j’ai hoché la tête en silence, suis parti à toute allure, la gorge serrée. Suzon me guettait depuis la fenêtre d’en face, elle et le chien ont flairé l’odeur, l’odeur d’une autre femme sur mes vêtements. Je suis resté vague, suis allé faire pisser le chien, me suis couché tôt sans pouvoir fermer l’œil. Elle n’est pas venue à sa consultation du lendemain. Ni à celle du lundi suivant. La secrétaire a proposé de l’appeler. J’ai dit qu’il ne fallait pas, qu’elle m’avait prévenu personnellement. C’était un mensonge, un tout petit mensonge, mais un signal d’alarme s’est déclenché dans ma tête. Trop tard. Bien trop tard. Le soir, j’ai pris des cachets pour pouvoir dormir. Ça ne m’était plus arrivé depuis longtemps. Insomnies, anxiété, perte d’appétit, mains moites. Un ensemble de signes cliniques bien connus et que je ne pouvais pourtant me résoudre à admettre. Ce n’est pas de l’amour, me suis-je dit, c’est une pathologie. Un syndrome. Le syndrome de Botrange.

Elle est venue chez moi. Un lundi soir, à l’heure de sa consultation. Je n’étais pas encore rentré. Je l’attendais à l’hôpital, bêtement. Quand les phares ont éclairé sa silhouette sombre, assise sur mon perron, j’ai tressailli comme si j’avais vu un fantôme. Anya. Ma voix tremblait. Je l’ai fait entrer. Tu as un chien. Oui, oui, un chien. J’aurais voulu préciser que c’était celui de Simon, je me suis retenu. Le tutoiement soudain déclaré me paralysait. Elle a fait le tour des pièces, a regardé les photos de Simon, un sourire doux et triste dans les yeux.

J’ai changé d’avis sur la thérapie, a-t-elle murmuré. Sur celle-ci du moins. À cause de toi. Grâce à toi. Ne me demande pas pourquoi ni comment mais ta souffrance a allégé la mienne. Je ne dis pas que je suis guérie ni que je le serai jamais. C’est simplement devenu acceptable, différent. Des portes s’ouvrent à nouveau.

J’ai la bouche sèche. Quelles portes ?

Je vais partir quelque temps. Emmener Adrian chez moi, dans mon pays.

Ce sont ça, des portes qui s’ouvrent ? Je me retiens. Elle poursuit : J’ai pensé que peut-être tu pourrais nous accompagner ?

J’en ai fini de compter les dalles. Je quitte la cour, l’hôpital, jette le paquet de clopes dans la première poubelle venue. Je n’ai pas pris le temps de parapher les dossiers. Je n’ai pas dit aux infirmières que je partais. Je m’en fous. Ils se diront que j’ai replongé, que je suis incurable, pauvre homme, incurable, vraiment. Ils auront tort mais ne le sauront pas. On peut recommencer. On peut au moins essayer. Je démarre la berline, j’appelle Anya, tombe sur sa messagerie. Je viens, lui dis-je. Je crie presque. Je viens. Je fais ma valise et je viens.

J’entre chez moi en trombe. Mille pensées se bousculent. Réserver l’avion, faire dévier le courrier, caser le chien. Je boucle ma valise en hâte, traverse la rue, entre chez Suzon. La pénombre me surprend. Les rideaux sont tirés, aucune lumière allumée. Jérémie doit être à l’école. Je parcours la maison en appelant Suzon. Je suis pressé, je suis bouleversé, je ne pense qu’à lui demander de prendre le chien et à partir loin. La porte de la chambre est entrouverte. La première chose que je remarque, c’est sa main ouverte, déposée comme une fleur au creux du duvet. Puis la chevelure épaisse, étalée autour de son visage cireux, sur l’oreiller. Mon cœur cogne soudain, cogne fort, pour une raison que je connais bien. Je retrouve mes réflexes, prends son pouls, appelle les secours, compte le nombre exact de cachets dispersés sur le sol. Le son familier de la sirène, le crissement des pneus, l’urgence de la situation. Les ambulanciers ne prononcent que peu de mots. Ils sont rapides, efficaces. Je leur crie de partir sans moi, que je prends ma voiture pour les suivre. Je ne prends pas le temps de repasser chez moi, je prends l’autoroute, je fonce.

Je compte les dalles. Le soir est tombé, je n’ai plus de clopes, même plus de briquet. Mon téléphone est plat. Contacter l’école, trouver une solution pour Jérémie. Appeler les parents de Suzon. Sa sœur. Bredouiller comme un con. J’aurais dû le voir, voir que ça dérapait. Je n’en avais aucune envie. Anya entre dans la cour. Je ne pensais pas qu’elle viendrait. J’ai eu ton message, dit-elle simplement. Je hoche la tête. Nous regardons nos pieds disparaître dans le crépuscule. Elle se tient à trois dalles de moi, seulement trois. Elle va s’en tirer ? Oui, ils ont dit que oui, mais ça ne sera pas facile. Un silence. Elle va avoir besoin de toi. Nous en sommes arrivés à la même conclusion. Je lève les yeux sur elle, je voudrais lui dire, je voudrais. Elle sourit tristement. Je ne pars pas pour toujours, tu sais. Combien, combien de temps, ai-je envie de demander. Je me retiens. Trois dalles. Deux dalles. Une. Je cesse de compter quand elle ouvre les bras.


Source : Le Quotidien du Médecin: 9239