« Briser l'omerta. Ne plus se taire. »
Au-delà des revendications qui se sont exprimées au fil des mois de contestation à l'hôpital, il y a l'urgence de libérer la parole des soignants et médecins, dont la souffrance a nourri ce mouvement de grève inédit. C'est ce que le collectif inter-urgences (CIU) et sa tête de proue Hugo Huon ont souhaité faire dans un ouvrage* qui cumule des dizaines de témoignages des « sans voix », poussés dans la contestation par les « puissants moteurs de la colère et du désespoir ». Réduction des coûts et des effectifs, services saturés, violences, burn-out du personnel soignant… C'est toute la vie des hospitaliers et les conséquences du sous-financement des établissements qui défile sur 300 pages.
Hôpital usine
Coco, aide-soignante, a vécu la réorganisation à marche forcée vers toujours plus d'ambulatoire et ce moment où « on a fermé des lits et regroupé des patients » en gastro-entérologie et en chirurgie plastique. Résultat : impossible pour elle qui travaille aux urgences de trouver des lits d'aval.
Cette politique de « l'hôpital usine » pousse les cadres, soumis à une « pression maximale » de leur direction, à entrer dans une « logique managériale » qu'Isabelle, infirmière, regrette. Avant, en cas de surcroît d'activité, les cadres, souvent des anciennes paramédicales, donnaient un coup de main au bloc. Maintenant, elles « sont dans leurs bureaux, font des plannings, organisent constamment des réunions »...
Également infirmière, Nathalie dénonce ce qu'elle appelle les « restructurations business » cachées sous une prétendue politique d'amélioration des soins. Dans son service, la création d'un circuit court diurne pour libérer les urgences de la « bobologie » a eu l'effet inverse, avec renvoi desdits patients vers elle à la nuit tombée. « Mais le fond du circuit court, c'était plutôt de rapporter de l'argent, constate Nathalie : on arrive, on facture. »
Pierre, chef de service à l'AP-HP a constaté avec effroi la « programmation de la réduction des soins jusqu'à une forme d'asphyxie des soignants et donc des patients ». Dans les années 90, il « y croyai[t] », pourtant, à son poste. Il a depuis démissionné.
Chantage à la vocation
Yves est lui aussi médecin et, dix ans après la loi Bachelot, il en mesure encore tous les effets. Cet urgentiste de Lons-Le-Saunier (Jura) est entré « dans la lutte » quand sa direction a sabré la deuxième équipe de SMUR. Grève illimitée dans le service, 20 lettres envoyées à Agnès Buzyn, ralliement médiatique du Jura à Paris à vélo pour tenter de changer la donne… « Les ministres, leurs conseillers, sont des gens qui ne sont pas moins intelligents que nous autres soignants. Si les décisions qu'ils prennent nous paraissent ineptes et stupides, c'est parce que l'objectif visé n'est tout simplement par le même que celui des soignants. »
S'investir dans le mouvement a eu pour effet de ralentir le départ de Mickaël. L'infirmier toujours en poste estime que l'image « d'abnégation religieuse » qui colle à la peau des personnels hospitaliers a servi sa direction « pour culpabiliser les soignants quand on doit remplacer, faire des heures en plus ». « Mais arrive un moment, conclut-il, où le petit infirmier ne peut pas porter sur ses épaules tout le système de santé hospitalier qui est en train de s'écrouler. Le chantage à la vocation, ça suffit ! »
*« Urgences, hôpital en danger », d'Hugo Huon et du collectif inter-urgences, Albin Michel, 336 p., 12 février, 19 €
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