DANS LES ANNÉES 1970, l’enseignement universitaire de la prise en charge de la douleur est aussi réduit et inadapté que les traitements disponibles : glafénine, amidopyrine, paracétamol (disponible depuis 1964 mais peu utilisé). L’usage de la morphine est réduit à la portion congrue et aux situations extrêmes, et réalisé principalement en sous-cutanée. L’analgésie postopératoire, quant à elle, se limite à l’administration de l’aspirine. Cette époque marque aussi un tournant majeur avec des découvertes essentielles, les travaux de pionniers cliniciens, contemporains d’une nouvelle vision de la place du patient dans la pratique médicale, qui vont permettre de transformer assez drastiquement le paysage.
Nouveaux moyens, nouvelles structures.
Mise en évidence de l’action des récepteurs opioïdes sur le système limbique puis des récepteurs opioïdes endogènes, progrès fondamentaux en neurophysiologie (théorie du Gate Control de Melzack et Wall, etc.) changent profondément notre compréhension de ce symptôme.
Les travaux de l’anesthésiste américain John Bonica sur l’approche clinique spécifique de la douleur et sur le caractère délétère de la douleur chronique le conduisent à ouvrir la première Pain Clinic aux États-Unis dans les années 1960. De l’autre côté de l’Atlantique, d’autres anesthésistes cherchent eux aussi à transformer leur pratique. La volonté des cliniciens alliée aux progrès de la recherche neurophysiologique ouvre la voie au concept d’approche multidisciplinaire et permet le développement des structures dédiées à la prise en charge des douleurs chroniques, entités cliniques nouvellement reconnues. En France, quelques innovateurs talentueux, Bernard Roquefeuil, Jean Lassner, François Boureau, Bernard Lazorthes, Jean Bruxelle, participent à ces changements et militent activement pour une modification de la pratique et de l’enseignement. Les premiers diplômes d’études approfondies de la douleur voient le jour dans les années 1980 tandis qu’une circulaire ministérielle de 1989 reconnaît l’existence des centres, unités et consultations de la douleur. S’agissant de l’enseignement, le cursus médical propose d’abord des certificats optionnels avant d’intégrer, en 2000, la prise en charge de la douleur de manière obligatoire en D3 et en D4 dans le contenu du module 6 avec des questions possibles aux ECN. Au sein de l’hôpital, la création des structures transversales comme les CLUD (Comite de lutte contre la douleur) accompagne la reconnaissance de la nécessité de prendre en charge les douleurs aiguës, dont les douleurs postopératoires, et la mise en place d’équipes mobiles. Les pédiatres, pionniers dans l’analgésie lors des soins, avec l’utilisation du MEOPA*, de l’EMLA, poursuivent leurs travaux sur l’analgésie des enfants. Les psychiatres et les psychologues ont désormais une place importante dans les centres de traitement de la douleur. Un premier plan de lutte contre la douleur établi en 1998, un deuxième en 2002, puis un troisième en 2006 définissent des objectifs spécifiques de santé publique dans ce domaine.
Evolution thérapeutique.
Le paracétamol est désormais le premier antalgique utilisé en automédication. La morphine occupe une place radicalement différente de celle des années 1970 à la faveur du développement de nombreux dérivés, de la multiplication des formes disponibles (orales, transcutanées, I. V. avec les pompes à morphine pour auto-administration etc.), de l’élargissement des prescriptions (douleurs non cancéreuses, phase postopératoire) et de l’assouplissement réglementaire (disparition des carnets à souches, allongement de la durée de prescription etc.) lié à la Loi Kouchner ( 2002). L’utilisation des antidépresseurs, des anticonvulsivants s’est imposée, progressivement à l’identification des douleurs neuropathiques comme les instruments d’évaluation. Certaines affections douloureuses, comme les migraines, bénéficient désormais de traitements spécifiques efficaces. Les techniques non médicamenteuses de la douleur (neurostimulation etc.) trouvent peu à peu leur place.
Néanmoins, en dépit de ces avancées considérables, tout n’est pas parfait dans le monde de l’antalgie, loin s’en faut : de nombreuses douleurs restent rebelles aux traitements existants du fait de leur intensité et/ou de notre manque de compréhension de leur étiopathogénie (fibromyalgie, douleurs centrales etc. ). De surcroît, la cartographie de l’offre sanitaire en matière de prise en charge de la douleur est inégale, les moyens manquent et la fusion annoncée des soins palliatifs avec les structures dédiées à la douleur risque de mettre en péril le caractère multidisciplinaire et transversal de cette prise en charge.
* MEOPA, Mélange Equimolaire d’Oxygène et de Protoxyde d’Azote, commercialisé sous le nom d’EntonoX puis de Kalinox, est un mélange analgésique sous forme inhalée.
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