La gestion des polyprescriptions est rendue souvent nécessaire par les multiples pathologies dont souffrent les personnes âgées. Plusieurs travaux ouvrent des pistes pour optimiser ces prises en charge complexes dans la pratique quotidienne. Que cela soit pour les traitements du diabète, de la dépression, des douleurs, des troubles urinaires ou des pathologies cardiaques, la bonne prescription ne se résume pas à un simple nettoyage des ordonnances, mais à un ajustement.
La polymédication est devenue extrêmement banale chez les personnes âgées, au point qu’un nombre croissant d’auteurs proposent de la définir par la prise d’au moins dix médicaments différents par jour. Entre 33 % (polymédication continue) et 40,5 % (polymédication cumulative) des personnes âgées de 75 ans et plus sont dans ce cas, selon une analyse récente de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes, 2015). Des analyses précédentes indiquaient qu’aux alentours de 80 % des plus de 75 ans prennent au moins cinq médicaments par jour en ambulatoire.
Ce constat est connu depuis déjà quelque temps, et les praticiens sont particulièrement sensibilisés à cette question, comme l’indique un rapport de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) publié en octobre 2017 : les médecins s’estiment bien informés des risques associés à la polymédication. La quasi-totalité des généralistes se déclare à l’aise ou très à l’aise pour arrêter une prescription médicamenteuse si celle-ci leur semble inappropriée, mais concrètement, seuls 35 % disent le faire souvent ou très souvent. La question du prescrire juste, sans prescrire trop – en particulier chez les seniors – fait donc partie de la pratique quotidienne du médecin généraliste. Toutefois, pour le Dr Pierre Verger (ORS Provence-Alpes-Côte d’Azur, UMR 912 SESSTIM), co-auteur de cette enquête, « Les généralistes ne sont pas tous bien armés pour faire face à ces situations. »
Parmi les pistes d’amélioration suggérées par ce travail de la Drees, une plus grande collaboration entre les professionnels de santé. Les généralistes regrettent en particulier que celle-ci soit insuffisante avec les pharmaciens, dont ils soulignent le rôle d’alerte, mais s’opposent à ce qu’ils puissent modifier des prescriptions. 64 % seraient intéressés par des réunions pluridisciplinaires sur les dossiers complexes de certains patients. « Le généraliste se sent parfois seul et voudrait un autre mode d’exercice, plus collégial, dans ces situations difficiles », commente le Dr Verger.
Revoir les guides de bonne pratique
Autre piste d’amélioration : les trois quarts des généralistes estiment que les guides de bonne pratique leur apportent une aide concrète, mais 80 % considèrent que ces recommandations sont difficiles à appliquer en cas de multimorbidité, et 71 % que l’application simultanée de recommandations figurant dans différents guides peut entraîner des interactions médicamenteuses. « Ces situations extrêmement complexes ne peuvent pas être prises en compte de manière exhaustive dans les guides de bonne pratique, observe le Dr Verger. Il faut produire de nouveaux guides, plus facilement applicables pour les praticiens. C’est en train d’évoluer. Des chercheurs commencent à soulever ces questions. »
Pour le Dr Joël Cogneau, directeur scientifique de l’Institut de recherche en médecine générale (IRMG), tant que les groupes de travail de la HAS seront composés d’une majorité de spécialistes d’organes, il y aura toujours cet écueil des praticiens qui veulent conserver les médicaments dans leurs spécialités : « Les recommandations ne peuvent être globales que si elles sont faites par des généralistes et des gériatres. »
Le dialogue avec le patient
Pour le Pr Sylvie Legrain, qui a participé à l’élaboration de plusieurs programmes sur la prescription médicamenteuse chez la personne âgée au sein de la HAS, le praticien doit prendre un certain recul par rapport aux médicaments prescrits : « La personne âgée a de multiples symptômes, pathologies et prescripteurs. Les premiers dictent parfois davantage les traitements qu’une démarche diagnostique précise. Il faut prendre le temps de confronter les pathologies et les traitements, en se demandant si un diagnostic a été posé. Parfois, des symptômes digestifs un peu flous conduisent à prescrire un IPP, qui ensuite reste définitivement. De même, lors d’une hospitalisation, il n’est pas rare que soit prescrite une benzodiazépine, renouvelée après la sortie. »
Une perception erronée des attentes des patients accroît la difficulté de supprimer des médicaments. Les trois quarts des médecins interrogés pensent que les patients attendent d’eux une prescription, et près des deux tiers supposent qu’ils ressentiraient l’arrêt d’un médicament comme un abandon de soin. « Les études montrent que la polymédication est au contraire un souci pour les patients et qu’ils souhaiteraient prendre moins de médicaments, remarque le Dr Verger. Mais ils n’ont pas toujours le temps ni l’envie de dire ce qu’ils pensent à leur généraliste ».
Le Pr Legrain insiste sur cette démarche éducative du généraliste. « Pour une juste prescription médicamenteuse, il faut d’abord déterminer ce que prend réellement le patient par des questions ouvertes, non culpabilisantes : “Comment cela se passe avec vos médicaments ? Y en a-t-il que vous ne prenez pas, et pourquoi ?” Il faut tenir compte des difficultés des patients, définir des priorités et insister pour ne garder que les indispensables. C’est compliqué pour les généralistes qui disposent de peu de temps. Mais quand on a une posture éducative, au bout du compte on gagne du temps. » (Lire encadré)
Si la France est souvent pointée du doigt pour sa consommation excessive de médicaments, notamment de psychotropes, une évolution favorable semble se dessiner. « On a l’impression que les représentations du médicament bougent chez les jeunes médecins, que celui-ci n’est plus la réponse obligatoire à la plainte », observe le Dr Cogneau, dont l’avis est partagé par le Dr Verger. « Il y a une prise de conscience évidente chez les généralistes de l’importance de ne pas trop prescrire. Mais reste un pas à franchir pour parvenir à moins de prescriptions ».
Expliquer la prescription pour mieux déprescrire
Certains logiciels et outils peuvent aider à repérer les prescriptions médicamenteuses inappropriées chez les personnes âgées. Le Dr Joël Cogneau coordonne l’étude Tapage, démarrée cette année. Elle évalue un nouvel outil pour améliorer la prise en charge des personnes âgées polymédiquées. Cependant, pour lui, la déprescription n’est pas forcément le bon angle d’attaque et il est préférable d’envisager une méthode pour mieux prescrire en général. « Il est important de prendre le temps d’expliquer la raison de la prescription, les problèmes qu’elle peut poser et de mentionner d’emblée une durée limitée du traitement. Si on n’associe pas le patient à la prescription, on aura du mal à l’associer à la déprescription. Il faut avant tout que le dialogue s’établisse entre lui et son médecin », précise le Dr Cogneau.
Dr Isabelle Leroy