Vies de médecin

Dr Frédéric Tissot : la tête à Paris, le cœur à Erbil

Publié le 01/08/2018
Frederic Tissot

Frederic Tissot
Crédit photo : A. Renaud

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Crédit photo : Adrien Renaud

Il serait un peu facile de dire de Frédéric Tissot qu’il est le plus kurde des médecins français. Tout d’abord parce qu’en matière de kurdité, la concurrence n’est pas très vive parmi les praticiens hexagonaux. Mais surtout parce que cet aventurier devenu diplomate est bien plus qu’un humanitaire tombé amoureux d’un pays martyr. « J’ai appris leur langue, j’ai mangé leur nourriture, je me suis habillé comme eux, j’ai vécu dans leurs maisons, j’ai accouché leurs femmes, j’ai soigné leurs enfants, réparé leurs blessés et enterré leurs morts, j’ai lutté avec eux jusqu’à devenir moi-même un peshmerga, un combattant – non armé – de cette cause », écrivait-il l’année dernière dans un ouvrage autobiographique*.

Ce peshmerga bien singulier a pourtant aujourd’hui laissé derrière lui les montagnes kurdes pour s’établir sur les hauteurs de Paris, dans un coin pittoresque du XXe arrondissement. Mais il n’a en réalité jamais vraiment quitté le Kurdistan. Il était encore à Erbil au mois de septembre dernier, pour assister au référendum sur l’indépendance. « Je n’allais pas louper ce jour historique », dit-il comme une évidence. C’est en tant qu’observateur international et à l’invitation du gouvernement kurde qu’il a assisté au scrutin. Observateur international, mais pas observateur officiel : « Personne ne reconnaît ce référendum », soupire-t-il.

Un jour, pas rasé et par hasard…

Une vraie tristesse passe dans son regard. Il faut dire que depuis bientôt quarante ans, Frédéric Tissot est lié au Kurdistan comme on est lié à la femme de sa vie. « Tout a commencé un jour où, pas rasé et par hasard, j’ai rencontré un Kurde », raconte-t-il en souriant. « Pas rasé », on veut bien le croire : cette rencontre avait lieu après un périple de plusieurs jours à travers la Turquie et l’Iran, en pleine guerre Iran-Irak, en 1981. « Par hasard », en revanche, c’est plus discutable : le Kurde en question était le Dr Abdulrahman Ghassemlou, secrétaire général du Parti démocratique du Kurdistan iranien qui vivait dans la clandestinité, et Frédéric Tissot était venu le trouver pour discuter de la meilleure manière d’acheminer l’aide humanitaire dans les zones contrôlées par sa guérilla.

Entre les deux hommes, le courant passe si bien que dans son autobiographie, l’humanitaire qualifie le Kurde de « personnage le plus important de [sa] vie personnelle, professionnelle et politique ». Ghassemlou lui a ouvert les yeux sur « l’injustice mondiale » dont était victime son peuple. « Les Kurdes m’avaient attrapé au passage », résume Frédéric Tissot. S’ensuivent plus de trois décennies où le peshmerga non armé enchaîne les séjours plus ou moins longs, toujours entre deux missions pour l’ONG Aide médicale internationale (AMI), deux remplacements dans le Morvan ou ailleurs en France, ou encore entre deux postes au ministère des Affaires étrangères ou à celui de la Santé… Et ce jusqu’à ce matin de 2007 ou le téléphone sonne. C’est son vieux copain Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères.

Le Premier consul

« Salut Fred, je vais ouvrir une représentation diplomatique au Kurdistan, annonce le patron du Quai d’Orsay. Si tu veux elle est pour toi ». La proposition est acceptée dans la matinée. Voilà donc Frédéric Tissot reparti pour cinq ans vers le pays de son cœur, avec un titre que personne n’avait porté avant lui : celui de Consul général de France au Kurdistan irakien. À son retour, il a été embauché par la préfecture régionale d’Ile-de-France, où il s’occupe de l’accueil des personnes mal logées. Et n’allez pas lui dire qu’il a abandonné la médecine. « J’exerce la santé publique », rétorque-t-il, arguant qu’avoir un toit sur la tête est le premier des soins. Quant aux Kurdes… ils occupent d’autant plus ses pensées que des bruits de bottes se font entendre depuis le référendum du mois de septembre.

« Il y a un réel danger de guerre », alerte-t-il. Il faut dire que Bagdad n’a pas très bien digéré l’issue du scrutin et le vœu massif d’indépendance qui s’est exprimé : les troupes irakiennes ont repris la ville de Kirkuk, que certains surnomment « la Jérusalem kurde ». Quelle sera la suite des événements ? Fréderic Tissot se prépare au pire. « Les hommes aiment tellement faire la guerre », soupire celui qui en a connu tant. Mais il retrouve vite sa jovialité. D’ailleurs, quand on lui demande s’il se verrait bien un jour ambassadeur de France auprès d’un Kurdistan indépendant, il éclate de rire. « Bien entendu », glisse-t-il avant de préciser qu’il plaisante, laissant son interlocuteur déterminer la part de boutade et celle de la réelle envie. Car le pire, c’est qu’avec sa volonté de fer, Frédéric Tissot serait bien capable d’y arriver, à être ambassadeur !

Un caractère en acier trempé

Sa force de caractère marque en effet tous ceux qui l’ont croisé. « Fred ? Je l’ai bien connu, on s’engueulait comme pas possible », s’exclame le Dr Dominique Martin, psychiatre et patron de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), quand on évoque le nom de celui qu’il a côtoyé au cabinet de Bernard Kouchner au début des années 2000. Il faut dire qu’avant de faire partie de la même équipe, le psychiatre était directeur des programmes de la très indépendante MSF, tandis que le généraliste était chargé de distribuer l’aide humanitaire d’Etat à la cellule d’urgence du Quai d’Orsay. « Il voulait nous donner des subventions, je lui répondais que je ne voulais pas de son argent », sourit le patron de l’ANSM.

C’est sans doute cette même force de caractère qui fait que dans son quartier parisien, Frédéric Tissot est connu comme le loup blanc : Malou, la patronne du café où il a ses habitudes et où il a donné rendez-vous au Quotidien, l’appelle affectueusement « ma brouette » Nous avions en effet omis de préciser, que ce peshmerga de cœur se déplace en fauteuil roulant depuis qu’un sale jour de 2006, à Port-au-Prince, un arc électrique provoqué par un accident sur une ligne à haute tension l’a projeté en l’air et lui a fracassé la colonne vertébrale sur un muret, laissant le bas de son corps paralysé. « Je n’ai jamais compris pourquoi on disait d’un imbécile qu’il est "bête comme ses pieds" », écrit-il dans son autobiographie. « Moi je les trouvais puissants mes pieds. Inspirés, généreux, sûrs d’eux et de l’homme qu’ils commandaient. » De l’humour et de l’amertume. Du Tissot tout craché.

* L’homme debout, co-écrit avec Marine de Tilly, Stock, 2016

Adrien Renaud

Source : Le Quotidien du médecin: 9619
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